Par Baldine Saint Girons, professeure émérite de philosophie, Université Paris X
Le livre de Bruno Traversi est fondé non seulement sur la pratique et l’enseignement du katsugen’undo, de l’aikido et de la danse kagura mai, mais sur une solide culture philosophique et scientifique qui leur donne toute sa portée. Étudiant des domaines en apparence très éloignés les uns des autres, il réussit à établir entre eux des liens que les différents spécialistes du jury de sa soutenance de thèse à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense ont jugés probants. Ainsi s’inspire-t-il de façon inattendue, mais rigoureuse, à la fois de la philosophie de Plotin, de la psychologie analytique de Jung et de la physique quantique de Wolfgang Pauli. Et il a une grande familiarité avec l’œuvre du fondateur de l’aikido, Maître Ueshiba, puisqu’il participe à sa traduction et à son commentaire
Pluridisciplinaire, cet ouvrage est profondément philosophique, grâce à une interrogation constante sur l’articulation entre les différents types de savoir, de savoir-vivre et de savoir-vivre ensemble. Comme le rappelle Wolfgang Pauli, le « savoir scientifique » ne suffit pas : il nous faut un « savoir salvateur » qui s’intéresse au « soi » et qui rende au maître sa juste place. Si essentiel que soit le discours scientifique, il faut se souvenir qu’il y a en lui quelque chose que rien n’arrête, un « tout-savoir » qui efface le sujet de la parole (Lacan). Ce savoir universel et autonome, qui se moque des péripéties dont il est issu, il y a lieu de le relativiser par un discours autre, soucieux du sujet, de sa vérité, de ses possibilités de recentrement. Si les hautes figures des « sages » nous sont alors de la plus grande utilité, c’est qu’elles nous permettent de rabaisser celle des dogmatiques de toutes sortes, nantis d’un pouvoir exorbitant. Dans le « savoir-vivre philosophique», ce qui nous intéresse au premier chef est le perfectionnement d’un esprit, non pas pur, mais engagé dans un corps, non pas solitaire, mais vivant avec d’autres. La philosophie, en ce sens, est la chose du monde la plus concrète et se montre solidaire d’une pratique qui devrait en produire les signes quasiment palpables.
La voie que Bruno Traversi a choisie est donc indissolublement théorique et pratique : elle se situe au carrefour de la philosophie et des « pratiques corporelles » plutôt que dans la seule danse. Et cette recherche a pour cœur une réflexion tenace sur le statut et les mécanismes de la « spontanéité » – une des notions les plus difficiles et les plus paradoxales de la philosophie, et dont les antonymes sont à la fois l’imitation et la contrainte.
Le naturel, le spontané (ziran en chinois, shizen en japonais) est corrélé au non agir (wu wei). Qu’est-ce donc que la spontanéité qui se manifeste en moi sans moi et qu’est-ce que la non-action qui est pourtant la condition nécessaire, sinon suffisante, de toute action véritable ? Comment parvenir aux types d’états psychiques qu’elles préconisent sans m’engager dans une véritable régression ? Est-il vraiment possible de changer de plan, d’abandonner le registre de la vie ordinaire avec ses séquences ordonnées, temporellement irréversibles, et de me situer au moins provisoirement dans un autre monde, où je puisse me recharger en profondeur en entrant en relation avec quelque chose comme un centre, fût-il mythique ?L’étude des textes et de la pratique du fondateur de l’aikido, Ueshiba Morihei forme le cœur de l’ouvrage de Bruno Traversi. Or, ses textes, étrangement méconnus, sont centrés justement sur le problème de la spontanéité et des conditions de l’action. Et c’est grâce à eux que Bruno Traversi nous fait saisir certains contre-sens, commis notamment par Steve Paxton, qui affadissent sa pratique en l’isolant de la théorie dont elle est issue. Partons donc de ces textes, plutôt que de l’opposition entre, d’un côté, la spontanéité hétéronome des danseurs de buto et des Contacteurs de Paxton et, de l’autre côté, la spontanéité autonome de l’aikido.
Bruno Traversi cite deux d’entre eux qui s’éclairent mutuellement. Le premier, extrait de « Ma méthode du sabre », traduit en collaboration avec Pierre Régnier. rapporte l’expérience solitaire de Maître Ueshiba dans un jardin au milieu de la nuit. Il « se tenait debout là avec un sabre ». Trois actes se succèdent :
1) Apparition du fantôme blanc ou de « l’âme corporelle » (en chinois, bo s’écrit avec la clé de la couleur blanche). Ueshiba est frappé à la poitrine et au ventre, mais il fait disparaître le fantôme de façon indirecte, par la médiation du sabre, puis directe, par le regard.
2) Transformation du corps physique en phénomène transparent, tandis que le corps spirituel se réalise. « Il y avait une conscience de soi », « il y avait la sensation de tenir un sabre ». Bientôt, cependant, « il n’y eut plus ni sabre, ni moi-même, ni nuage de lumière. J’avais l’impression de subsister dans l’ensemble de l’univers ».
3) Retour à l’unité, celle du sujet absorbant l’univers et absorbé par lui, et émergence d’un sentiment de responsabilité, lié à la conscience du « devoir de la voie » : « L’univers, jusque dans ses extrémités, était régi par ma propre respiration. Et l’univers était rentré dans mon ventre. J’ai compris que c’était là le sens profond de la religion. […] Dans mon cœur jaillit une reconnaissance pieuse […] jusque pour le plus humbles créatures qui sont toutes les manifestations du travail de l’Origine unique de l’univers ». On passe ainsi de l’expérience d’un enveloppement réciproque du sujet et de l’univers à l’émergence non de la religion, mais de son sens profond, et à la prise conscience de la fécondité d’une origine commune.
Un autre texte, emprunté au texte Un avec l’univers, écrit par Takahashi Hideo, et traduit par Joffrey Chassat relate une réunion d’aikido dans un dojo de Tokyo. Maître Ueshiba « se tenait debout là avec un sabre », figure immobile et armée, mais, cette fois, « face à un jeune élève ».
1) Discours d’Ueshiba : « Il ne faut pas regarder les yeux du partenaire. Parce que sinon votre cœur sera absorbé par son regard. » Le cœur est, rappelons-le, le siège de l’intelligence en Extrême-Orient. « Il ne faut pas regarder le sabre du partenaire. Parce que sinon votre qi est accroché par son sabre. Il ne faut pas regarder le partenaire. Parce que sinon on absorbe le qi du partenaire. Le véritable bu, c’est l’entraînement de la force de gravité qui absorbe entièrement le partenaire. C’est pourquoi il me suffit de me tenir debout ainsi ».
Les propos d’Ueshiba déclenchèrent l’hilarité des élèves. Leurs rires étaient-ils dus à la globalisation de l’interdit ou à son caractère apparemment extravagant ? Cet interdit de regarder est, de fait, rarement observé aujourd’hui, comme le rappelle Bruno Traversi, excepté dans l’école d’aikido que dirige Gérard Blaize.
2) Pratique d’Ueshiba. « Allez, viens ! », dit-il à un élève. Mais, « avant même qu’il eût fini de prononcer ses mots, son sabre s’abattit » : « Ainsi, si l’on voyait que le partenaire en position de garde était sur le point de bouger, on ne pouvait dire ensuite si c’était la pointe de l’épée qui s’était élancée vers sa gorge, ou si c’était l’élève lui-même qui avait été aspiré par elle. […] Qu’est-ce que le maître avait pu bien faire ? » Tout se passe comme si le partenaire était entré dans un champ d’attraction et avait perdu la libre maîtrise de ses mouvements.
3) Explication d’Ueshiba : « Si le partenaire s’engage pour frapper, c’est par le fait même de penser me frapper qu’il se frappe et se blesse lui-même. […] Pour moi, il n’y a pas de choses ; si je me tiens debout, le partenaire est aspiré ».
Par le wu wei, par le non agir, il n’est rien qui ne se fasse. De là les 3 + 1 principes de l’aikido : Ne pas avoir de garde, c’est-à-dire ne pas être sur la défensive. Ne pas regarder, c’est-à-dire réduire au minimum l’activité sensitive extéroceptive (De là des exercices qui ont parfois lieu la nuit). Ne pas attendre, c’est-à-dire ne pas réagir, mais avoir l’initiative. Ne pas être ouvert, frappable, renversable (principe dit de vérification).
On comprend alors très bien comment le partenaire n’est plus un adversaire. Mais comment soutenir qu’il n’y a plus de partenaire, ainsi que le fait Ueshiba ? L’essentiel est, selon lui, de « devenir un avec l’Univers en soi ». « En aikido, il ne s’agit pas de s’entraîner à vaincre un partenaire ou à devenir plus fort que lui. Pour être utile, ne serait-ce qu’un peu, pour la paix du monde humain, il faut que le cœur unisse le Soi au cœur de l’univers ». Finalement, c’est tout un rapport à soi-même qu’il faut patiemment construire.
Quand on essaie d’éclairer ces textes l’un par l’autre, on rencontre au moins deux problèmes d’interprétation immédiate, du moins lorsqu’on est néophyte. La première concerne le regard : comment expliquer que Maître Ueshiba fasse disparaître son fantôme en regardant son sabre, puis en le regardant directement ? Sans doute un fantôme n’est-il pas un partenaire ; sans doute « faire disparaître » n’est-il pas atteindre. Mais la restriction extéroceptive ne s’impose-t-elle pas au Maître, debout et immobile ?
La deuxième difficulté concerne la prise d’initiative : « ne pas attendre ». Comment s’effectue le partage des rôles ? Lorsqu’il est seul avec lui-même, Ueshiba semble sur la défensive : il faut que l’âme spirituelle, le hun, s’affirme en effaçant l’âme corporelle, le po. C’est ce qui explique la transparence du corps et surtout du tronc, maintes fois relatée dans des expériences voisines.
Le récit de Takahashi, lui, se situe lui, du côté de l’offensive, même si la question demeure indécidable de savoir si l’épée s’est élancée vers la gorge, ou si la gorge de l’élève s’est présentée d’elle-même sous elle, comme par un effet quasi magique d’influence. « Qu’est-ce que le maître avait bien pu faire ? » Où est l’action ? Où est l’inaction ?
Peut-on généraliser l’appel à pareil type de con ou de mise en disponibilité ? Finalement, les quatre principes de l’aikido énoncés plus haut ne sont-ils pas des principes paradoxaux, inapplicables directement, mais fortement suggestifs, en ce qu’ils indiquent un lieu ou une absence de lieu, celui de l’Origine, dans laquelle l’opposition entre action et inaction, moi et non-moi, succession et concomitance, s’annihilerait ?
On est, en outre, frappé de la solution de continuité entre une situation de crise, où le péril semble intense, et la mise en scène irénique et quasi paradisiaque qui lui succède. En ce sens, la formule-clé du récit de Takahashi, heureusement traduite, est la suivante :
« Dans le lieu qui s’offrait à nos yeux, Maître Ueshiba et l’élève se tenaient debout sur le même tatami ; mais, en réalité, une frontière les séparait. Le lieu où se tient debout Ueshiba est la frontière du ciel ouvert. »
Nous avons quitté le plan psychophysique de l’âme corporelle, bo, celui du dualisme âme-corps, du déterminisme et de la vitalité centrifuge. Et nous sommes sur la frontière d’un autre monde, « le ciel ouvert », proches d’un Centre hors-temps, celui du surgissement atemporel et insituable de l’Origine. Est-ce le plan de la liberté, au sens où Leibniz la caractérisait comme spontaneitas intelligentis, ou encore comme quod nec necessarium nec coactum est, comme contingence dénuée de coaction ou de contrainte ?
Une remontée s’effectue au sein même de la monade, de sorte qu’un plan supérieur se dessine, auquel nous ne parvenons qu’exceptionnellement, mais dont nous sentons fortement le besoin dans nos sociétés où la course à l’adaptation est de plus en plus ruineuse d’âme, de liberté intérieure, et même d’amour –celui-ci perdant toute inconditionnalité.
Il me semble que nous sommes assez proches de la « sensation religieuse » ou du « sentiment religieux », que Romain Rolland décrivait « comme océaniques » et dans lesquels il voyait la principale « source de renouvellement vital » (Correspondance 1923-1936, éd. Hervé et Madeleine Vermorel, P.U.F., 1993). Il y a prise de conscience d’une énergie spontanément produite en soi, et par laquelle nous entrons en communication avec l’univers, comme si nous allions nous conjoindre à lui. Nous sentons alors notre appartenance à un grand Tout dont nous aurions fait sécession.
Bien sûr, les différences sont considérables d’une culture à l’autre, mais il y a dans ce type d’expérience, comme dans ceux que Michel Hulin étudie sous le nom de « mystique sauvage », une profondeur qui atteste l’existence d’un « tempérament religieux », peut-être universel, et dont la manifestation va souvent, sinon systématiquement, à l’encontre de religions déterminées. Même portée par des signifiants précis, l’évidence avec laquelle le sublime (ou ce qu’on peut appeler tel) réussit à s’imposer enveloppe un mystère, telle l’inaction si active de Maître Ueshiba.
Nous retrouvons par ce biais le problème de la spontanéité autonome ou hétéronome, qui est le centre même du travail de Bruno Traversi. Elle trahit d’abord l’impossibilité pour le sujet de se fixer en l’un ou l’autre de ces foyers antithétiques que constituent l’existence par autrui et de l’existence par soi. Le conflit est au fond inéluctable. C’est ce qui explique sans doute les incompréhensions dont a été victime l’aikido d’Ueshiba. Est-il possible de rester entièrement du côté de la spontanéité autonome ? Le plan secondaire ne conduirait-il pas, lui aussi, d’une certaine manière, au Centre ?
Comment trouver une loi en soi-même lorsqu’il s’agit de suivre une pente qui se découvre dans « le fur et à mesure » ? S’il est vrai que l’idée de loi est incompatible avec celle de spontanéité, alors l’idéal de spontanéité autonome offusque l’entendement. Mais cela ne l’empêche pourtant pas d’être efficient. Mieux : le seul idéal qui tienne est sans doute frappé d’impossible. Dans la mesure où l’effort suppose une ligne de conduite et la spontanéité, au contraire, son absence, nous oscillons entre deux exigences incompatibles : le contrôle et l’abandon, ou encore le saisissement et le dessaisissement. On voudrait croire que les deux temps se succèdent. Mais ils se télescopent bien davantage : c’est l’union des contraires qui devient source de fécondité et force est alors de reconnaître que le « naturel », lui aussi, lui d’abord, se construit.